Lieux-dits, texte de Michel Poivert pour l’exposition Pavillons et totems, Contretype, Bruxelles, Belgique, 2019

Comment se manifestent les plus frustres croyances ? Dans l’imaginaire des lieux, ceux qu’on longe parfois, dont on se souvient pour l’atmosphère qu’ils dégagent. Lieux d’apparition, gouffres, chemins, monuments étiolés, lourds des pierres anciennes ou de briques. Que s’y est-il passé pour qu’ils nourissent autant de fantasmes ? Mais surtout : pourquoi les structures les plus modernes ont parfois cette  charge votive ? Parce qu’ils n’ont pas de sens connu. Et que l’absence de sens ouvre les voies de l’imaginaire et invite à la dévotion. Pavillons et Totems dit tout cela dans les images et les voix — l’œuvre fait entendre le râle vernaculaire des endroits qui renferment les croyances.

Le plus souvent, on reconnaît des lieux sur les images, c’est ce que  laissent entendre les voix. Et lorsque l’on n’est pas sur de soi, la photo devient objet de réflexions sur le devenir du pays. C’est la force de la description : le pouvoir inductif des mots. Ils vous entrainent et concurrencent le regard pour exprimer plus, détailler encore, raconter toujours.

A quels rites appartiennent ces structures ? Que s’y passait-il jadis ? Pourquoi les sites en apparence abandonnés nous donnent-ils le sentiment du présent ? Sommes-nous, nous-mêmes, d’un autre temps ? Lorsque les choses n’ont plus de sens ou de fonction à première vue, elles peuvent se ranger du côté de la ruine ou de l’œuvre d’art, parce qu’il n’y a que dans ces “affectations” que l’on accepte de ne pas les comprendre, et que l’on y substitue le désir de croire.

Un jour viendra où le pavillon d’habitation sera à son tour le totem d’une civilisation disparue.

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Depuis les années 1980, la réputation d’une grande partie de la photographie contemporaine n’est plus à faire : distante, conceptuelle, autoritaire. L’iconographie des no man’s land ajoute à ces impressions d’antinaturalisme qui est le style d’une rupture intentionnelle avec toute photographie “humaniste”. Pourtant une méthode existe pour renverser cet a-priori et montrer la charge sensible d’une photographie “distanciée” : donner la parole. Cette reconquête du sensible dans une pratique photographique de style “objectif” peut prendre diverses formulations vocales pour exprimer le vivant sans recourir au naturalisme, c’est-à-dire à l’illusion du vrai. Maxime Brygo pratique cette photographie amplifiée qui lui permet de traiter les lieux les moins pittoresques avec un “lyrisme documentaire” (Walker Evans).

Vides de figures, les photographies en sont toutefois pourvues dans leur hors-champs. Interrogeant les résidents des environs de lieux qu’il photographie, Maxime Brygo constitue sur le mode de l’enquête une collection d’impressions que suscitent ses images et, à travers elles, les lieux représentés. Impressions mais aussi souvenirs, le caractère a priori ordinaire des endroits choisis se transforme par la charge psychologique que le témoignage apporte. Ces lieux et leur traitement visuel correspondent à une esthétique de l’endotique — ce revers de l’exotisme – dont Georges Pérec a révélé en littérature l’inépuisable poésie. La conquête de l’“infra-ordinaire” s’avère alors être une aventure là où l’on penserait que seuls les sciences humaines et plus particulièrement l’ethnographie auraient leur place.

Revenons au rôle de la voix. L’œuvre Pavillons et Totems est bien un montage dans l’espace de photographies et d’enregistrements des voix. En ce sens, on peut parler d’un dispositif de voix off. Le cinéma documentaire est une référence en la matière.

Avant l’invention du son direct au cinéma, la voix off venait combler un manque (l’impossible synchronisme de la prise d’image-prise de son) et mettait en ordre l’image sous l’autorité du texte. Une fois le cinéma direct rendu possible, la voix off perdu sa valeur d’usage. Mais elle réapparaît, se libère de son usage didactique (la parole du maître) pour trouver une fonction poétique et critique avec le cinéma de la Nouvelle vague. Ce petit rappel pour dire que le commentaire en voix off est aujourd’hui la forme hybride du document et du poème, l’instrument de l’objectif-subjectif. Tout ce qui depuis l’origine travaille la photographie.

Dans Pavillons et Totems le sujet parle, selon une modalité psychologique — comme dans le test de Rorschach où la personne imagine ce qu’elle voit dans une tache d’encre. Que vois-tu ? — Et cette bande son renseigne en toute subjectivité. Jamais le terme de légendes n’aura été mieux exemplifié qu’ici : la voix commente et légende l’image de même que le lieu, le site, le “coin”, le bâtiment… se trouvent pris dans un récit légendaire : le légendé du légendaire.

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La photographie entend des voix. C’est qu’elle est hantée par le cinéma et par la radio plus encore qui, comme elle, manifeste les absents.

Rappelez-vous le principe employé par Chris Marker pour construire une poétique du plan fixe animé par la voix, ni cinéma tout à fait, ni photograhie seulement, roman photo ou quelque chose d’impur peut-être mais surtout d’archaïque — comme Brecht inventant ses photoépigrammes dans son ABC de la guerre  (photos de presse découpées et recouvertes en partie basse d’un cartel où un quatrain est inscrit et fait parler l’image — souvent désastre de la guerre). Donner voix aux photographies comme le chœur antique commente le jeu sur scène.

Les conditions documentaires de l’imaginaire sont remplies : dévoiler le mystère. Donner à voir et à entendre le caractère transcendantal des lieux : objectiver le “hanté”.

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