En 2021, Ciel Grommen et moi avons entrepris un travail de recherche et création artistique en duo dans l’usine Stellantis de Valenciennes¹. Antérieurement dénommée SMAN, puis PSA, l’usine produit depuis 1980, des boîtes de vitesse automobiles, et emploie aujourd’hui un peu plus de 2000 salarié·es. Lors de nos premières visites sur site, il nous est apparu que si nous espérions saisir quelque chose de cet endroit, de cette communauté de personnes, du travail qui s’y accomplit, d’enjeux tant à l’échelle locale que globale, et comprendre quelle place nous pourrions y prendre en tant qu’artistes, il nous faudrait travailler sur un temps long. En 2025, notre recherche est toujours en cours.

Unité de Production d’Images (UPI), usine Stellantis, Valenciennes, 2021.

L’usine étant régie par un grand nombre de règles et d’interdits, notre travail de création n’a pu s’élaborer que dans les interstices des contraintes imposées et des refus opposés par la direction de la communication de l’usine. Ainsi, à l’impossibilité de se déplacer librement sur le site de production et aller vers les travailleurs et travailleuses, nous avons répondu par la proposition de nous “fixer temporairement” dans l’usine, d’y établir “notre atelier” et d’y faire “notre travail”. Ciel et moi avons donc installé une “nouvelle ligne de production”, active dans l’usine 12 jours, à raison de 8 heures par jour : l’Unité de Production d’Images (UPI). Nous avons aménagé notre espace de production dans un rapport mimétique à ce que nous pouvions observer des espaces de travail autour de nous, et tenté de produire des œuvres photographiques “comme on produit des boîtes de vitesse”. Ayant obtenu l’autorisation de nous déplacer (accompagné·es d’une salariée de la communication) dans l’usine – une heure par jour – pour photographier les travailleurs et travailleuses ainsi que le site de production, nous commencions nos “shifts” par une exploration photographique. Le reste de nos journées étant dédié à sélectionner, retoucher, imprimer, encadrer, exposer, offrir de petits tirages photographiques sous verre aux salarié·es qui nous visitaient, optimiser notre ligne², puis quantifier notre production. Et si nous ne pouvions aller vers les salarié·es, ce sont bien elles et eux qui assez rapidement sont venu·es à notre rencontre, curieux·ses de notre présence, et parfois désireux·ses d’être prochainement photographié·es. C’est ainsi que des conversations ont pu s’amorcer, ponctuelles ou déployées sur plusieurs jours. Lorsque nous offrions une photographie, nous l’associions à une des nombreuses questions³ que nous souhaitions leur adresser, invitant chaque salarié·e à répondre, éventuellement après avoir pris le temps d’en discuter avec ses collègues d’équipe.

Photographie d’archive, usine Stellantis, Valenciennes, France. Chantier du poste d’assemblage MB6, maquettes en carton, 2014.

Du fait de la nécessité d’adaptation constante aux impératifs de production (et d’optimisation), l’usine est un espace en reconfiguration permanente. Les pièces usinées, ainsi que les opérateur·ices⁴ y sont pris dans un mouvement de flux continu. Le temps ni le mouvement ne s’arrêtent. La méthode japonaise – dite des “5S” –visant à l’amélioration continue des tâches effectuées dans l’entreprise, interdit notamment la personnalisation des espaces de travail ; tandis que la “vague blanche” s’emploie à effacer régulièrement la saleté, les “traces” du travail et par là-même toute autre intervention ou inscription (symbolique, esthétique, humoristique, politique, critique…) des salarié·es via des “graffiti”, autocollants, etc, rendant les espaces anonymes et “standards”. Ciel et moi avons dès lors envisagé de chercher des “traces” qui attestent de ce qui a lieu ici, de ce qui s’inscrit dans les corps, les “esprits”, et sur les murs de l’usine. Nous avons également tenté de renouveler une représentation du travail (prêtant une attention à ses “à-côtés”, là où il n’est pas regardé ou considéré, et pourtant signifiant) et de faire entendre des voix. Plusieurs questions ont animé notre réflexion. Une question centrale s’est dégagée : “Peut-on habiter une usine ?” En tant que travailleur, travailleuse, est-il question de pouvoir ou de vouloir ? Est-il question de place qu’on prend à l’usine ou de distance qu’on maintient par rapport à celle-ci ? S’associer à l’usine, ou lui résister ? On pourrait encore formuler ceci : est-ce le travailleur, la travailleuse qui potentiellement habite l’usine, ou est-ce l’usine qui potentiellement habite le travailleur, la travailleuse ?⁵

Au terme de son immersion dans l’usine, l’UPI a consigné la matière glanée : des photographies (prises de vue et images d’archives), des enregistrements audio et des notes (conversations avec les salarié·es), des tableaux, schémas et listes de data (consignant notre activité et nos productions artistiques). En 2022, nous avons présenté l’exposition “Intérieur nuit” dans les locaux de l’usine. Il s’agissait d’une installation photographique et textuelle (dont la scénographie était inspirée par le design d’Enzo Mari), donnant à voir et à lire une partie de la matière glanée par l’UPI. L’exposition inaugurait la collection de livres d’artiste “Météore”, avec la présentation du premier titre intitulé “Intérieur nuit”. A cette époque, nous nous questionnions sur la direction à donner à notre travail, désireux de poursuivre de l’adresser en premier lieu aux travailleurs et travailleuses de Stellantis. Ayant constaté que les opérateur·ices ne disposaient pas d’espace de pause agréable et insonorisé, une idée nous a paru intéressante : celle de construire une architecture légère et mobile à destination des salarié·es de l’usine, sur le site de production. L’exposition “Intérieur nuit” incluait donc également des maquettes et références visuelles architecturales, visant à amorcer des échanges à propos de notre projet d’architecture⁶.

Nous avons donc souhaité construire et offrir à l’usine une “machine-à-habiter”. La Météore⁷ a été réalisée en partie avec des pièces de machines d’usinage déclassées⁸ de la marque Météor. L’architecture a été conçue pour se fondre dans le paysage, offrant ainsi à qui le souhaite, la possibilité d’“entrer dans le paysage” ; une brêche dans l’espace et le temps. Nous destinions la Météore à l’usage des salarié·es de l’usine : qu’iels puissent y prendre une pause (et enlever leurs boules Quies), s’y retrouver, y boire un café, s’isoler, y consulter des livres d’artiste, ne rien faire, échapper au travail… La Météore serait ainsi un micro-territoire précaire de quelques mètres carrés prélevés temporairement à la productivité. La Météore agirait également comme un petit monument, puisqu’elle consignerait une mémoire de l’usine et du travail en train de s’écrire. La collection de livres d’artistes “Météore” compte actuellement 4 titres. Nous avons émis, auprès de la direction, le souhait que la machine-à-habiter soit présente dans l’usine sur un temps long, et qu’elle change d’emplacement tous les 3-4 mois. Nous envisagions enfin d’en faire notre base de travail – une machine à activer – lors de nos futurs temps de recherche et création sur place.

“Memento”

Avec Ciel Grommen • 11x15,5cm • 64p • 34 photographies • Travail et culture • 2023 • Stellantis, usine automobile, Valenciennes, France.

A l’usine, le management moderne ne permet plus de personnaliser les espaces de travail. Des inscriptions, des images et des objets subsistent cependant ça et là, qui rappellent la présence d’humains et font parfois écho au monde extérieur.

1. La commande a été initiée par l’association Travail et Culture, qui depuis lors accompagne, produit et cherche les moyens de financement (publiques) de notre travail. Aucun financement ne provient de Stellantis.

6. Ciel – avant de devenir artiste – a également été diplômée en architecture.

11. L’aventure artistique aura également directement impliqué plusieurs travailleurs et travailleuses de l’usine, lors du démantèlement des machines Météor et du déplacement de la “machine-à-habiter” du hangar vers l’usine, qui a nécessité toute une stratégie de manutention collective.